Journal D'Alice

La pauvre fille.

LA PAUVRE FILLE

 

Tout avait commencé avec une pauvre fille trop normale. La tête basse, le dos courbé typique de la phase adolescente, les yeux tristes à force d'endurer les jours, accro à tout ce qu'une fille de son âge est, mais sans l'être vraiment, et une curieuse obsession pour ce qu'elle n'aurait jamais.

 

Tous les jours le même regard un peu perdu parce qu'elle venait de se lever le matin avec les cheveux en pagaille (tien, un autre jour de queue de cheval). Sans enthousiasme, vraiment. Le maquillage, l'habillement toujours très… normal. Ennuyant.

 

Un trou dans son chandail, annonce d'une autre session de magasinage, encore plus ennuyante qu'elle-même, c'est-à-dire : trop.

 

Sur la rue, ses pieds traînent. Le bruit des voitures qui passent, le tambour des marteaux, la musique trop forte dans ses écouteurs, l'odeur écœurante d'urine de chien et du nouveau goudron chauffé par le maître du midi, le tic stupide de toujours tirer sur sa manche, les passants, les boutiques trop chères et trop remplies de décolletés flamboyants qui ne lui iraient jamais de toute façon, les craques irrégulières du trottoir, les lumières trop rapides et puis non… trop lentes.

 

La même porte verte qui donne sur une trop grosse salle pour ce qu'elle contient. Elle la pousse, finalement la tire. Comme elle est trop faible, elle doit glisser son pied dans l'embrasure pour se faufiler à l'intérieur de la fameuse pièce. Celle qui contiendra sûrement un morceau de tissu qu'elle trouverait tellement beau sur un crochet et qu'elle aimerait tellement en l'admirant dans le miroir… de sa voisine de cabine, mais pas sur elle, évidemment. Aucune raison qu'il lui aille bien après tout.

 

N'empêche qu'elle l'achètera quand même.

 

Elle file dans un resto pour se changer, question d'enlever une veste noire qui avait complètement déteint pour n'être qu'une immonde flaque de gris-bleu avec des taches d'eau de javel ici et là.

 

Dehors, les effluves de CO2 la flattent déjà après deux petits pas prudents. Le même bordel d'avant qu'elle n'entre. C'est qu'elle aurait tellement aimé être dans un des ces contes de fée ou tout change l'espace d'un instant.

 

Trop de beaux jeunes hommes la main plaquée sur le derrière (aussi disproportionné que la poitrine) de leur copine. Tan pis, un jour, l'un d'entre eux oserait l'approcher pour lui dire à quel point elle est spéciale et belle et qu'elle sourit bien et… Oups, un poteau. C'est fou comme on tombe de haut lorsqu'on rêve de ce qu'on aurait pu avoir en étant un tant soit peu attirante.

 

Lèche vitrine ridiculement inutile puisqu'elle n'aime même pas les chandails (ou mini jupes… elle ne sait plus trop maintenant) mais puisque les autres le font, vaut mieux se la fermer et imiter.

 

Et puis elle se retourne. Un flash. Un autre de ces touristes trop innocents qui capture tout ce qui existe dans un semblant d'appareil photo numérique.

 

Autre flash. Directement de l'homme à sa gauche qui s'empresse de donner un coup de coude dans les côtes de son voisin pour être sur qu'il la remarque. Comme s'il ne la fixait pas assez déjà.

 

    Eh ! Tu as vu, je t'avais dit que ce chandail avait l'air…

 

Elle manque la suite mais elle sait pertinemment que le mot qui suivait était quelque chose comme « ridicule » ou « affreux » ou « délabré »…

 

Le flash et les éclats de voix attirent déjà les gens. Qui voudrait manquer un phénomène de foire comme elle… Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'on voit une laideronne se promener sur cette rue.

 

Toute la rue se foutait royalement de la pauvre fille qui essayait à peine quelques minutes plus tôt de leur ressembler dans leur splendeur de type page-couverture-de-magazine.

 

Trop de gens sont autour d'elle… ce n'est pas bon, surement une autre mauvaise blague sur son apparence. Doigts pointés vers elle, rapprochement étouffant, chuchotement d'un million de question, mais surtout, les flashes qui viennent de partout. C'est certain, elle vient de remporter le trophée de la fille la plus ringarde du monde.

 

Elle sait pourtant ce qu'il faut pour que ces retardés décampent et qu'elle puisse entrer chez elle, la honte dans le crâne qui lui chuchoterait toute sa journée. Mais elle doit se préparer mentalement à subir la même humiliation qu'elle avait vécue tant de fois : celle d'être exposée dans un journal trop rose que tous les ados, capables de lire, achèteraient.

 

De toute façon, avec toutes les photos prises, elle est certaine de se retrouver entre deux pages de papier glacé. Tan pis, elle essaie !

 

Première tentative : Échouée plus que lamentablement.

 

Sourire misérable, mine de rien, elle s'éclipse pour qu'ils arrêtent de rire d'elle.

 

La lumière. Enfin. Elle peut presque la toucher et la sentir s'étendre sur sa peau trop mince. Elle va y arriver et ce ne sera que pareil à n'importe laquelle de ces journées humiliantes qu'elle subit, tout comme les étudiants qui se font taxer régulièrement à la pause-déjeuner.

 

Quelques éclats de contentement de la part des demi-dieux sublimes, contents de s'être prouvés encore une fois à quel point ils sont près de la perfection.

 

    Mademoiselle !

 

Oh non, ils n'en ont pas eut assez. Vite. Dégage !

 

    Mademoiselle ! Pourquoi avoir arrêté votre carrière de mannequin ?

 

Coup fatal. Merde.

 

Elle s'effondre sur le sol, ferme les yeux et perd connaissance au milieu de tous ces gens qui n'ont rien compris de ce qui se passait depuis le tout début.



25/01/2008
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour